Pour une plus grande « diversité cognitive » en entreprise

Les demandes de coaching concernant les zèbres* ou autres profils atypiques peuvent souvent se ramener à ceci : « il est très bon, mais rendez-le plus conforme » (c’est-à dire moins émotif, plus compréhensible, moins...

par
Jean-Marc Phelippeau
|
29
January
2019
Diversité cognitive

Les demandes de coaching concernant les zèbres* ou autres profils atypiques peuvent souvent se ramener à ceci : « il est très bon, mais rendez-le plus conforme » (c’est-à dire moins émotif, plus compréhensible, moins rebelle, plus « sérieux », moins brouillon). Or ces demandes sont anachroniques. C’est aujourd’hui aux organisations d’apprendre à davantage s’adapter à eux, voire à les imiter.

(*) Au sens où nous l’entendons, un zèbre est un adulte à haut potentiel intellectuel, doué d’une forte sensibilité et avec des préférences comportementales de type « cerveau droit » (telles que créativité et pensée en arborescence).

Article co-écrit avec Laurie-Anne Casabianca.

L’intelligence hier… et demain


Dans son récent ouvrage Apprendre au XXIe siècle, François Taddéi cite le chercheur Geoff Mulgan, qui distingue trois formes d’intelligence:

1) La connaissance des solutions d’hier aux problèmes connus, qui était au 20e siècle la forme la plus valorisée;

2) La capacité à trouver des solutions innovantes à un problème bien posé par d’autres;

3) La capacité, à partir d’une situation complexe, à poser de bonnes questions… puis à y répondre.

Les tâches correspondant à la première forme d’intelligence, qui repose essentiellement sur la logique et la mémorisation, sont et seront de plus en plus prises en charge par des algorithmes, qui s’en acquittent mieux que les humains.

Ce sont les deux dernières formes, et spécialement la dernière, qui seront essentielles à l’âge de l’Intelligence Artificielle.

Or, comme l’explique François Taddéi, notre système éducatif enseigne et valorise encore essentiellement la première forme d’intelligence. En caricaturant un peu, celle-ci repose sur la capacité à apprendre et à savoir réciter par coeur des méthodes et des données, ce qui implique également une soumission et une obéissance certaines.

Comme le disait déjà Albert Jacquard il y a vingt ans (1), l’école ne choisit et ne récompense pas les meilleurs, mais les plus conformes et les plus dociles, et promeut la compétition là où l’humanité aura besoin de coopération pour survivre.


Promouvoir la diversité cognitive : éloge d’une certaine anormalité

On retrouve évidemment ce décalage dans le monde de l’entreprise, avec plusieurs conséquences fâcheuses.

D’abord, l’entreprise valorise la conformité à une norme comportementale unique (qui pourra varier selon la culture de l’entreprise), ce qui conduit à la constitution d’équipes de «clones cognitifs», souvent tous issus des mêmes écoles, dont les critères de sélection sont ceux de la « forme d’intelligence n°1 », c’est-à dire celle qui comptait… au siècle dernier.

Elle ne s’ouvre pas suffisamment à des profils plus « cerveaux droits », intuitifs, sensibles et créatifs, aux centres d’intérêts multiples et aux parcours atypiques, qui seront pourtant les plus à même de développer les formes d’intelligence n°2 et n°3.

Ensuite, et comme l’ont montré de récentes recherches (2), l’efficacité d’une équipe dépend de sa diversité cognitive: un juste mélange de «cerveaux gauches» et de «cerveaux droits», de personnes créatives et d’autres plus douées pour capitaliser sur le savoir existant, d’individus centrés sur la tâche et d’autres sur la relation. C’est cette forme de diversité, invisible, qui est clé. La diversité de genre et la diversité culturelle sont des moyens de parvenir à cette diversité cognitive, mais ne sont pas suffisantes à elles seules (3).

Enfin, et c’est le plus terrible, la puissance normative de l’organisation est telle que ceux qui pensent différemment (des créatifs dans un monde de gestionnaires, par exemple), sont inconsciemment invités à se conformer suffisamment, ou à partir.

Se sur-adapter (et se perdre ou s’oublier soi-même), ou bien s’enfuir (ou être exclu, licencié). Sacré dilemme, qui se pose aux « zèbres » et atypiques de tout poil.


Tyrannie de la norme et « faux-self »

Le principal obstacle à la diversité cognitive est ainsi la tyrannie de la norme, le poison de la conformité.

Foucault a montré comment le « pouvoir normalisant » était finalement plus redoutable et efficace que le pouvoir coercitif et répressif (4), et comment les écoles ou les usines fonctionnaient sur des principes disciplinaires qui étaient finalement voisins de ceux des prisons! Ainsi, l’examen scolaire ou l’entretien annuel en entreprise qui combinent surveillance hiérarchique et sanction normalisatrice.

La norme provoque des jugements de valeurs, et produit de l’exclusion. La peur de l’exclusion génère à son tour de la sur-adaptation, de l’auto-censure, du « faux-self » chez ceux qui se sentent décalées par rapport à la norme, consciemment ou inconsciemment. On se protège, on porte un masque de plus en plus épais. Au bout de quelques années, on ne sait plus ce que l’on veut véritablement, ce que l’on croit, qui on est.

Il n’y a pas plus « politiquement correct » que le monde de l’entreprise, ce qui nuit gravement à la capacité d’innovation de celles-ci, comme le dénonçait déjà il y a quelques années Philippe Silberzahn dans un billet de blog au vitriol (5).

Quelqu’un d’insuffisamment conforme dans une organisation sera perçu et décrit par exemple comme :

• si l’incompréhension domine : bizarre, confus, incompréhensible, fou (par ordre croissant d’écart à la norme, jusqu’à la limite ultime);

• si le sentiment de transgression domine : indiscipliné, hors-jeu, dangereux, délinquant ;

• si la difficulté d’adaptation domine : décalé, inadapté, incompétent, handicapé.

Bref, en cas d’écart à la norme, on voit généralement ce dont la personne nous semble manquer et en quoi elle nous agace, nous questionne et nous menace, et non ses atouts et ses forces!


Les conditions de la diversité cognitive : l’assouplissement et l’évolution de la norme.

Créer les conditions de la diversité cognitive va impliquer une action à trois niveaux.


Transformer la culture de l’entreprise et son mode de management


L’organisation est toujours plus forte que les individus. Une plus grande diversité cognitive passe d’abord nécessairement par une évolution de la culture d’entreprise, pour la rendre plus compréhensive et tolérante à l’égard de façons de faire et de préférences comportementales différentes. Le changement doit s’initier tout en haut, et être porté par l’équipe de direction, assistée de la DRH. Changer, c’est changer de regard.

Le rôle des responsables et dirigeants est de valoriser la différence et de protéger les profils atypiques, afin d’éviter qu’ils ne soient hachés menu par l’organisation, et de promouvoir la coopération plutôt que la compétition au sein d’équipes hétérogènes. Une entreprise ayant déjà mené des réflexions et des actions sur « l’entreprise apprenante » ou « l’expérience collaborateur » aura sans doute déjà pris un coup d’avance.

Former les managers et les pairs

C’est aux personnes « affligées de normalité », pour reprendre le mot de la psychanalyste Joyce McDougall, de faire la moitié du travail et du chemin.

De nombreux modèles ou dispositifs de formation ou d’accompagnement conçus pour faciliter la diversité homme-femme ou la diversité culturelle peuvent être transposés au profit de la diversité cognitive : sensibilisation aux enjeux et aux obstacles, formation à la prévention de certains biais cognitifs, groupes de co-développement…

L’assouplissement passe par une prise de conscience et une meilleure compréhension du fonctionnement de l’autre. La tension au sein d’une équipe baisse de plusieurs crans dès lors que chacun est capable de se dire : « si l’autre m’agace ou me déroute du fait de son comportement, sa communication, sa façon de s’organiser ou d’aborder un problème, ce n’est pas parce qu’il est incompétent (ou qu’il ne m’aime pas), c’est juste qu’il est câblé différemment. »

En ce qui concerne les managers, la solution passe par une individualisation du mode de management pour s’adapter aux préférences cognitives de chacun, en s’inspirant par exemple des pédagogies innovantes : cela fait bien longtemps que les écoles Montessori ou Steiner, par exemple, se focalisent sur chaque élève en tant qu’être singulier (6). Des méthodes telles que l’Appréciative Inquiry, qui capitalisent sur les forces, les succès, les atouts de chacun, peuvent aussi être adaptées de manière pertinente.

Améliorer connaissance de soi et acceptation de soi chez les profils atypiques

Bien sûr, le « zèbre » a une partie du travail à faire de son coté.

Il va s’agir pour lui d’aller vers plus d’authenticité tout en étant davantage conscient de l’impact de son comportement sur autrui, de mieux apprendre les codes de son entreprise et de savoir jouer avec eux, en gardant une distance critique.

L’idée est de trouver le juste point d’équilibre entre deux écueils :

• Se sur-adapter aux codes de l’entreprise jusqu’à se nier soi-même ou se perdre, au risque d’en souffrir profondément à long terme;

• Ne pas être suffisamment conscient des spécificités de son mode de fonctionnement ou ignorer les codes de l’entreprise et la culture dominante, au risque de se faire marginaliser ou exclure.

Ce double écueil a été remarquablement résumé par Jean Céré :

« Etre soi-même, c’est se faire exclure par certaines personnes. Etre comme les autres, c’est s’exclure soi-même. »

(1) Vidéo Albert Jacquard: https://www.youtube.com/watch?v=9v9updAv018

(2) https://hbr.org/2017/03/teams-solve-problems-faster-when-theyre-more-cognitively-diverse

(3) https://www.hrtoday.ch/fr/article/la-diversite-cognitive-est-plus-determinante-que-l’origine-ethnique

(4) Michel Foucault, Surveiller et punir, 1975

Voir aussi cette excellente petite vidéo: Foucault and power, https://www.youtube.com/watch?v=keLnKbmrW5g&t=375s

(5) Ph Silberzahn (extrait de son blog): https://philippesilberzahn.com/2014/01/20/innovation-ce-silence-qui-tue-votre-entreprise/

(6) Alexandre Pachulski, Unique(s), 2018 cf. aussi https://www.exclusiverh.com/articles/logiciel-gestion-talents/demain-les-profils-atypiques-seront-la-norme.htm