Management de profils atypiques : halte aux matons de Panurge!*

Les équipes de clones sont plus confortables et plus faciles à manager… mais aussi plus dangereuses en environnement incertain, moins innovantes et moins performantes en résolution de problèmes complexes!

par
Jean-Marc Phelippeau
|
21
January
2020
Diversité cognitive

Les équipes de clones sont plus confortables et plus faciles à manager… mais aussi plus dangereuses en environnement incertain, moins innovantes et moins performantes en résolution de problèmes complexes! Nombre d’entreprises françaises restent pourtant très consanguines, par confort ou par maladresse. Qu’est-ce qu’un profil atypique dans votre organisation et comment vous y prenez-vous pour le soumettre à la norme… ou le faire fuir?

La diversité cognitive, qu’est-ce que c’est?

« La cognition est l’ensemble des grandes fonctions de l’esprit liées à la connaissance (perception, langage, mémoire, raisonnement, décision, mouvement…). » (Wikipédia)

Chaque individu se construit une représentation différente d’une même situation ou d’un même problème en fonction de son caractère, de ses goûts, de sa culture, de son éducation, de son métier et de son expérience. Chacun appréhende et interprète ainsi le réel à sa manière, et va en conséquence chercher des solutions (heuristique) et prendre des décisions à sa manière.

Par exemple, si on considère le métier, on peut facilement imaginer qu’un ingénieur, un commercial et un contrôleur de gestion ne vont pas se représenter un même problème de service client de la même manière. Pour cette raison, une solution originale à un problème complexe va souvent venir d’une personne dont le domaine d’expertise est relativement éloigné du problème en question.

Il n’y a pas de liste exhaustive de paramètres permettant d’évaluer la diversité cognitive d’une équipe ou d’une organisation. Il existe des facteurs innés et acquis, comme des facteurs visibles et invisibles.

Parmi les facteurs facilement visibles, on peut citer outre la proportion de femmes ou le nombre de nationalités représentées, le pourcentage de membres d’une équipe ayant connu une autre entreprise (ou même un autre secteur d’activité) que celle à laquelle ils appartiennent aujourd’hui, la diversité des diplômes parmi les managers et les dirigeants, la répartition des âges… (1)

Parmi les facteurs invisibles, on peut citer les paramètres de modèles de préférences comportementales tels que MBTI ou Prédom (préférences de Herrmann), ou encore les rôles de Belbin : créatif / structuré, expert / coordinateur, pour ne citer que les deux paramètres étudiés dans l’étude objet d’un récent article de la Harvard Business Review (2).

La diversité cognitive, facteur de performance … et d’inconfort!

La diversité cognitive d’une équipe (ou d’une organisation) est un important facteur de performance, comme je l’ai déjà évoqué dans un précédent article, et comme cela a été démontré dans plusieurs études (1) (2). Les équipes les plus diverses sur le plan cognitif ont de meilleurs résultats en résolution de problèmes complexes, et les organisations les plus diverses sur le plan cognitif sont plus innovantes.

Mais la diversité cognitive est aussi inconfortable, et nécessite d’être managée. C’est bien là toute la difficulté!

Rien de plus confortable et de plus rassurant en effet qu’une équipe de clones, par exemple un comité de direction français de 2020 typique, exclusivement constitué d’hommes blancs français quinquagénaires ayant tous fait la même école, ayant fait tout leur carrière dans l’entreprise considérée et tous prénommés Bernard (j’exagère à peine) : on se fait confiance d’emblée, on d’apprécie et on se comprend spontanément, on s’intéresse aux mêmes choses… Le prix à payer pour cette harmonie est que ces dirigeants ont aussi tous les mêmes biais cognitifs, les mêmes angles morts et qu’ils vont être plus doués à un moment donné pour aller tous dans le même mur en chantant que pour innover ou résoudre ensemble des problèmes complexes.

Le clonage favorise l’excès de confiance dans le travail et les décisions de ses collègues, ainsi que le conformisme. On se sent bien… on se croit efficace. A l’inverse, la diversité cognitive peut produire des tensions et de la confrontation, laquelle est souvent prise à tort pour du conflit, et le travail au sein d’une équipe plus diverse peut être perçu comme plus laborieux.

En bref, nous avons tendance à confondre confort et efficacité, alors que si les équipes plus diverses sur le plan cognitif sont plus performantes, c’est justement en partie PARCE QUE c’est inconfortable, ce qui est assez contre-intuitif!

En fait, les équipes réellement diverses peuvent produire des résultats extrêmes, et réaliser des performances bien meilleures ou bien pires que des équipes homogènes, d’après le résultat de plusieurs études. Tout dépend de la manière dont elles sont managées.

La diversité (culturelle ou plus généralement cognitive), ça se manage!

Pour simplifier, on peut décrire les comportements managériaux requis pour manager une équipe cognitivement diverse en s’appuyant sur les trois dimensions du modèle de l’Elément Humain de Will Schutz, qui correspondent aux besoins de chacun dans une relation interpersonnelle ou dans une relation à un groupe : inclusion, contrôle, ouverture.

Inclusion (besoin d’appartenance, de se sentir considéré et accepté, de participer) : en tant que manager, il s’agit d’être vigilant pour éviter le clanisme (par exemple entre nationalités dans une équipe multiculturelle), ou qu’un sentiment d’exclusion apparaisse chez certains. (3)

Contrôle (besoin de se sentir compétent, d’exercer une influence) : ici, l’important va être de choisir un processus de prise de décision approprié, et qu’il soit clair et partagé afin de construire la confiance. Dans une équipe cognitivement diverse, un simple vote majoritaire ne sera pas forcément adapté, et une recherche de consensus plus large pourra être un bon investissement. (3)

Ouverture (besoin de se sentir apprécié, digne d’être aimé) : ici, la clé sera que chacun se sente libre d’être lui-même dans l’organisation (« come as you are »), libre d’exprimer ses idées et perceptions, et non pas contraint de devoir se sur-adapter en se construisant un « faux-self » ou un masque excessivement épais.

L’ouverture, c’est aussi l’intimité qui va permettre à chacun d’exprimer ses vulnérabilités et ses besoins, et de construire ainsi la confiance au sein d’une équipe.

Se défaire de nos mécanismes de défense pour ne pas être des matons de Panurge*

Face à un comportement qui nous surprend, nous agace et que nous ne comprenons pas, notre réflexe est généralement le même : nous jugeons négativement, et condamnons.

Ce jugement peut prendre une forme technique (« il/elle est incompétent(e) »), légale (« il/elle est dangereux, car il/elle transgresse les règles établies ») morale ou relationnelle (« il/elle est méchant(e) », « il/elle ne m’aime pas »). Dans tous les cas, le profil atypique est le bouc-émissaire idéal quand quelque chose tourne mal.

Or, « juger, c’est évidemment ne pas comprendre, puisque, si l’on comprenait, on ne pourrait plus juger. » (André Malraux)

Pour comprendre l’autre, il s’agit d’abord de faire taire notre machine à juger, et pour cela de prendre de la distance. De réaliser que si autrui se comporte d’une manière qui nous dérange ou nous choque, ce n’est généralement ni par incompétence ou malveillance, mais parce qu’il est câblé différemment, qu’il ne « tourne » pas avec le même système d’exploitation que nous.

Alors seulement, nous pourrons sortir des demandes paradoxales exprimées par les organisations lorsqu’elles prennent l’initiative de faire coacher un profil atypique, qui peuvent souvent se ramener à : « il (elle) est formidable, mais rendez-le (la) moi plus normal(e). »

Alors seulement, nous cesserons d’embaucher des atypiques pour ce qu’ils sont, pour leur demander ensuite de rentrer dans le rang.

De nous comporter en matons de Panurge*, gardiens de la norme toute puissante, anticorps interchangeables d’une culture d’entreprise enfermante qui attaquent toute pensée et tout comportement déviants.

Nous sommes tous l’atypique de quelqu’un!

(1) https://www.bcg.com/fr-fr/publications/2017/people-organization-leadership-talent-innovation-through-diversity-mix-that-matters.aspx(

2) https://hbr.org/2017/03/teams-solve-problems-faster-when-theyre-more-cognitively-diverse

(3) https://www.london.edu/lbsr/three-ways-to-get-the-best-out-of-diverse-teams

* Maton de Panurge : expression géniale de Philippe Muray (Désaccord Parfait, Gallimard, 2000), par laquelle il désigne les individus qui tentent par tous les moyens de faire taire les voix qui s’opposent au consensus politiquement correct.