Zèbres, cases, modèles et chapelles

Du bon usage des étiquettes et des archétypes : « je suis mitigé sur ces histoires de zèbres(*) ou de HPI, je ne pense pas qu’il soit bon de coller ainsi des étiquettes aux gens, de les mettre dans des cases. »

par
Jean-Marc Phelippeau
|
14
May
2019
Diversité cognitive

Du bon usage des étiquettes et des archétypes : « je suis mitigé sur ces histoires de zèbres(*) ou de HPI, je ne pense pas qu’il soit bon de coller ainsi des étiquettes aux gens, de les mettre dans des cases. »

Cette objection, je l’ai entendu pas mal de fois, sous une forme ou une autre.

Toute étiquette fait en effet courir le risque de la caricature, de la simplification et de la généralisation outrancières. De la stigmatisation aussi, ou au contraire de la victimisation, voire de la revendication identitaire.

Mais cette objection, on peut en fait la formuler contre tout outil cherchant à mieux comprendre les relations, les besoins et les comportements humains en modélisant les préférences cognitives et comportementales par le biais d’archétypes : MBTI, Process Communication, DISC, pour ne citer que quelques outils utilisés en entreprise.

Faut-il donc se passer de tels outils et modèles?

Donner du sens et valoriser la différence

L’intérêt de l’étiquette « zèbres » (*), par exemple (ou « surdoué adulte » ou « HPI » si vous préférez) est qu’elle permet d’identifier des situations et problématiques récurrentes pour les personnes concernées, et des pistes de solutions qui marcheront généralement bien pour elles. Elle permet aussi à ces personnes de se sentir moins seul. Combien de clients « zèbres » m’ont ainsi dit que la lecture de livres comme « Trop intelligent pour être heureux » ou « Je pense trop », ou encore le simple fait de passer un test de QI avait été une révélation et un soulagement pour eux : enfin, ils comprenaient ce qui leur arrivait, et surtout ils apprenaient qu’ils n’étaient pas seuls dans leur cas, et que leurs besoins ou comportements n’étaient pas pathologiques!

Un bon modèle basé sur des archétypes a pour qualité première de rendre le réel plus intelligible, en le simplifiant. De mieux comprendre en permettant de poser des mots sur certaines situations, des difficultés, des ressentis. D’interpréter. D’inspirer en nous faisant changer de regard.

Dans le domaine cognitivo-comportemental, l’utilisation d’un modèle basé sur des archétypes permet de voir plus facilement une différence pour ce qu’elle est (une différence), voire comme une richesse et une source de complémentarité, là où l’esprit humain a tôt fait d’interpréter un comportement inhabituel ou inattendu comme une infériorité (incompétence) ou une menace (hostilité), et de réagir par le mépris ou l’agressivité.


La carte n’est pas le territoire

« J’ai toujours été fasciné par les détenteurs de vérité qui, débarrassés du doute, peuvent se permettre de se jeter tête baissée dans tous les combats que leur dicte la tranquille assurance de leurs certitudes aveugles », Pierre Desproges.

A mon sens, le problème de tout modèle, c’est quand on oublie… qu’il n’est qu’un modèle, c’est-à dire une grossière simplification du réel, aussi génial soit-il. Or ceci arrive tout ou tard lorsqu’on utilise UN SEUL modèle, de manière permanente et exclusive.

On finit par confondre le réel et l’interprétation que ce modèle en donne, que l’on transforme de surcroit en diagnostic stigmatisant.

On finit par oublier qu’un « zèbre », un « travaillomane » (Process Com), un « type 5 » (énnéagramme), un « INFJ » (MBTI), ou un « névrosé obsessionnel » (psychanalyse), ça n’existe pas. Ce ne sont que des concepts, des bribes de représentation du monde, des éclairages susceptibles dans certains circonstances d’attribuer un sens et des ressentis nouveaux à une situation donnée et de nous donner des pistes d’action. Dans d’autres circonstances ou face à d’autres types de problèmes ce même modèle sera inopérant, car qui n’a qu’un marteau pour tout outil ne voit que des clous.

Tôt ou tard, on prend les interprétations données par le modèle pour LA vérité. C’est cette confusion qui rend aveugle, et intolérant.

C’est cette confusion qui crée des chapelles et des conflits de chapelles liés aux modèles entre consultants, coachs et encore plus entre psys, selon des schémas quasi de guerres de religion : psychanalystes freudiens contre lacaniens ou jungiens, psychanalystes de tout poil contre thérapeutes cognitivo-comportementaux… C’est encore plus le cas de nos jours, où il est tellement facile via les réseaux sociaux de s’enfermer dans une « bulle cognitive » exclusivement constituée de gens qui nous ressemblent.

La distance et le doute salvateur

« Que surgisse le paradoxe, le système meurt et la vie triomphe. (…) Le paradoxe, forme souriante de l’irrationnel. » (Cioran)

Pour le praticien (coach, consultant ou thérapeute), il s’agit de rester libre par rapport au modèle, quel qu’il soit – et la plus sûre manière d’y parvenir est d’en utiliser plusieurs, autrement dit d’avoir une approche multi-référentielle. Celle-ci demande de la rigueur, une formation permanente et la culture du doute, car elle rajoute de la complexité et fait courir le risque d’une certaine superficialité. Il faut être à l’aise avec les paradoxes et les contradictions apparentes, car dans une même situation, deux modèles ne s’intéresseront pas aux mêmes données, fourniront des interprétations du réel différentes, et inviteront à agir de manière parfois opposée. Ainsi, pour comprendre une problématique organisationnelle et relationnelle, l’usage conjoint de la systémique, de l’analyse transactionnelle et de la Gestalt peut être très riche, par exemple; mais il n’est pas prévu ni souvent même accepté par les académies!

Pour l’individu, il s’agit de savoir se distancier suffisamment de telle ou telle composante de son identité, qui ne saurait se réduire à une étiquette. De ne pas s’identifier à elle. Car se définir par une étiquette, quelle qu’elle soit, nous coupe des autres, en tous cas de tous ceux qui ne s’affublent pas de cette même étiquette ou ne s’y reconnaissent pas.

Il est également recommandé de garder le plus souvent ces «étiquettes » pour son usage personnel, ou de ne les partager qu’avec discernement et tact. Le « coming out » (du «zèbre», ou de l’« INFJ », ou du « travaillomane »…), ou affichage public de ses étiquettes cognitives, risque sinon le plus souvent de desservir celui qui s’y livre.

* Au sens où nous l’entendons, un zèbre est un adulte à haut potentiel intellectuel, doué d’une forte sensibilité et avec des préférences comportementales de type « cerveau droit » (telles que créativité et pensée en arborescence).

Article écrit dans le cadre des travaux de recherche sur les conditions et les impacts de la diversité cognitive que je mène avec Laurie-Anne Casabianca.