En route vers l’interdépendance!

Un séisme traverse depuis des décennies déjà les mondes de l’éducation, du politique et accessoirement de l’entreprise, comme nous l’avons vu ici et là. Il a pour nom « crise de l’autorité ». Formulé positivement, cela peut..

par
Jean-Marc Phelippeau
|
16
February
2015
Pouvoir

Un séisme traverse depuis des décennies déjà les mondes de l’éducation, du politique et accessoirement de l’entreprise, comme nous l’avons vu ici et . Il a pour nom « crise de l’autorité ». Formulé positivement, cela peut donner : la conquête d’un nouveau stade de maturité.

Les 4 stades de l’autonomie


Un petit modèle bien connu toujours bon à revisiter, en management comme dans l’éducation, est celui des stades de l’autonomie (ou de la croissance, de la maturité). Très riche sous son apparente simplicité, il peut s’appliquer aussi bien à une relation enfant-parent qu’à une relation collaborateur-manager, élève-professeur, citoyen-représentant ou patient – médecin.

L’idée est que la croissance d’un individu, d’une relation, d’une équipe ou d’une société humaine procède par étapes, chacune étant nécessaire pour accéder à la suivante : elles ont pour noms dépendance, contre-dépendance, indépendance et interdépendance.

Parcourons d’abord ces stades de manière caricaturale pour mieux les comprendre. La réalité est évidemment toujours plus complexe et nuancée, et la progression d’un stade au suivant n’est jamais limpide et linéaire.

L’étape initiale de la dépendance (ou de la soumission, de la fusion) est la plus « verticale ». A ce stade, le bébé dépend entièrement de sa mère pour subvenir à la totalité de ses besoins, l’élève n’a pas le droit à la parole sauf si son professeur le lui donne, le citoyen en devenir est un serf ou un sujet entièrement soumis à son seigneur qui a droit de vie ou de mort sur lui, etc. Une organisation à ce stade est une caricature de pyramide dictatoriale « top-down ». Mais bien sûr, il n’en existe plus chez nous…


L’étape suivante de la contre-dépendance ou de la rébellion correspond à l’adolescence. En entreprise, elle se manifeste le plus souvent par de la résistance passive, parfois par des grèves. C’est la phase du « non », de l’élaboration de sa propre parole face au détenteur de l’autorité. Une phase ambivalente aussi, car l’adolescent a encore grand besoin de ses parents… et le citoyen d’hommes providentiels face à un monde qui l’angoisse, y compris (surtout) quand il fait la révolution : on n’échappe au Roi que pour se soumettre à un Empereur quelques années plus tard.

Vient ensuite le jeune adulte et l’étape de l’indépendance. Y correspondent des sociétés et organisations plus horizontales mais fragmentées, individualistes, sans lien. La liberté y est souvent confondue avec l’égoïsme.

Beaucoup de grandes entreprises sont aujourd’hui à ce stade : chaque acteur au sein de l’organisation cherche à maximiser son autonomie, à préserver son territoire et à fonctionner tranquillement en silos. Sur le papier, ces entreprises se présentent comme des structures « matricielles » à deux ou trois dimensions : produits, marchés, pays. En pratique, comme le décrit très bien François Dupuy (1), c’est en fait le règne du chacun pour soi. Une telle entreprise est ainsi une collection d’intérêts particuliers et le rôle du dirigeant consiste à les réguler, faute d’un véritable intérêt général.

La société française dans son ensemble aujourd’hui semble osciller entre contre-dépendance et indépendance, entre rébellion contre le pouvoir et les pseudo-hommes providentiels qu’elle se choisit, et repli sur soi.

L’espoir? A l’horizon pointe l’étape de l’interdépendance et de la coopération.


Conditions, promesses et affres de l’interdépendance


A ce quatrième stade, une mission ou une vision commune permet de recréer du lien entre les acteurs, salariés ou citoyens, au service d’une cause plus grande que soi. Un lien qui n’est plus un pouvoir « vertical », car pouvoir et responsabilités sont désormais décentralisés et partagés. C’est le monde des entreprises libérées et des réseaux… et aussi, je le crois, des véritables démocraties.

L’accès à cette étape est aujourd’hui dans différents domaines facilité par les ruptures technologiques liées à Internet:

Ainsi, dans l’éducation, les MOOC redéfinissent le rôle du professeur : « on va vers un modèle où l’étudiant découvre son cours chez lui et vient le valider à l’école » (2), dans un échange interactif fort éloigné du cours magistral.

Dans la finance, le crowdfunding via des plateformes Internet entraine là aussi l’émergence d’un modèle peer-to-peer horizontal avec l’abolition du rôle central et dominant des banques.

Les moteurs de recherche vont quant à eux jusqu’à redéfinir la notion même de savoir : le savoir le plus important sur un sujet donné, défini désormais comme le lien que Google affichera en premier en réponse à une requête, est celui qui sera le plus en relation avec tous les autres (via le plus grand nombre de liens hypertextes).

Ce qui ne se fait évidemment pas sans heurts. Alessandro Baricco assimile à un changement de civilisation douloureux voire à une barbarie le passage d’un savoir défini par la profondeur (l’érudition, l’expertise) à un savoir horizontal défini par la connexion et le mouvement, du lien hypertexte ou des réseaux sociaux…

« L’idée que comprendre et savoir signifient pénétrer en profondeur ce que nous étudions, jusqu’à en atteindre l’essence, est une belle idée qui est en train de mourir» écrit-il (3).

Dans un prochain article, nous verrons quelles sont les caractéristiques des entreprises libérées qui pratiquent l’interdépendance, ainsi que leurs conditions d’émergence… (à suivre…)

(1) « La faillite de la pensée managériale (Lost in Management 2) », François Dupuy, 2015.

(2) « FabLabs, ces fabuleux laboratoires pédagogiques », Le Point, 12 février 2015.

(3) « Les barbares – Essai sur la mutation », Alessandro Baricco, 2006 (traduction française 2014).